Somptueuse Martin 00-40H de 1935, en bel état de conservation.
Ce modèle, initialement hawaïen et désormais converti pour le jeu en spanish, est le reflet à de nombreux aspects d’une période absolument formatrice pour l’avenir de C.F. Martin & Co., et qui a vu l’entrée de sa lutherie dans la modernité. Durant les deux décennies ayant précédé la fabrication de la guitare présentée ici, Martin aura sorti de terre et mené à son paroxysme une toute nouvelle ligne d’instruments se distinguant radicalement de tout ce qui avait pu être produit jusqu’alors : faisant réponse à l’enthousiasme absolu des Américains pour la musique hawaïenne après qu’elle leur a été introduite vers 1915 lors de nombreuses expositions mettant en scène devant un public continental la culture et la musique des îles du Pacifiques, la demande de ukulélés et de guitares hawaïennes explose.
Frank Henry Martin a le nez creux, et se saisit de la question dès 1915 en apportant au catalogue une sélection de ukulélés – l’introduction des guitares hawaïennes est néanmoins plus lente à s’effectuer, Martin restant après tout très adverse à l’idée de transformer l’aspect et le fonctionnement de leurs guitares, fermement établies depuis près d’un siècle comme étant des instruments légers voués au jeu avec des cordes en boyau, là où le jeu hawaïen requiert des cordes en métal, et en conséquence le renforcement des éléments de construction des instruments – un virage de taille pour les héritiers de C. F. Martin et la lutherie traditionnelle importée de l’Europe du XIXe siècle !
Les modèles 0-18K et 0-28K font une apparition timide au sortir de la Première Guerre mondiale, s’agissant en réalité de guitares dites convertibles puisqu’elles sont équipées de sillets de tête métalliques amovibles permettant de les jouer soit en style hawaïen, soit en style spanish en retirant cette pièce rehaussante. Dès la décennie suivante, le marché est inondé de guitares spécifiquement conçues pour le jeu hawaïen, de Knutsen à Weissenborn et leurs nombreux émules, et Martin se doit d’abandonner son concept de guitares transmuables pour assumer désormais des modèles purement hawaïens, montés avec un sillet de tête et un chevalet surélevés et des frettes limées jusqu’à être plan avec la touche afin de permettre le jeu au slide, tels qu’ils sont décrits notamment au catalogue de 1924. On observe dans cette même décennie l’élargissement de la gamme avec l’introduction du modèle d’entrée de gamme 2-17H en 1927, puis l’année suivante du modèle haut de gamme 00-40H, qui se distingue par le fait qu’il s’agit du seul instrument dédié au jeu hawaïen comportant une finition riche avec des filets en nacre et une caisse en palissandre. La période de production de la Martin 00-40H s’étend ainsi de la fin des années 20 jusqu’à 1941, année butoir pour tous les modèles hawaïens produits à Nazareth : d’une part les fournitures en bois exotiques, notamment en koa et en palissandre, étaient devenues particulièrement restreintes en raison de l’éruption de la Seconde Guerre mondiale, et d’autre part l’émergence concomitante de l’amplification et des instruments électriques, qui sont dans un premier temps éminemment centrés sur la musique hawaïenne, portera le coup de grâce aux guitares hawaïennes acoustiques (à l’exception, peut-être, des instruments à résonateur !). En résultat, les totaux de productions pour les guitares hawaïennes Martin sont relativement minimes, à plus forte raison en ce qui concerne le modèle phare : sur les 13 années où elles apparaissent au catalogue, seulement 244 00-40H ont été construites dont 24 exemplaires pour l’année 1935… une perle rare, donc !
En raison de cette obsolescence de fait des guitares hawaïennes Martin, nombre d’entre elles ont été converties au cours des décennies pour le jeu standard spanish, comme c’est le cas sur la guitare présentée ici, afin de perpétuer leur emploi. À cette fin, la guitare a été équipée par le luthier Alain Quéguiner d’un nouveau chevalet belly bridge dans le style de l’original mais seulement réduit en hauteur et pourvu d’un sillet de chevalet compensé, d’un sillet de tête abaissé, a été fretté avec des frettes correspondant au type utilisé sur les guitares spanish produites par Martin après 1934, et a vu la modification du renversement du manche par rapport à la caisse – à la sortie, on obtient un instrument équivalent à ce que Martin décrit dans son catalogue du début des années 30 comme un modèle standard, c’est à dire comportant le petit corps de forme traditionnelle, un manche avec 12 cases hors-caisse et une tête ajourée – parmi les guitares les plus convoitées de nos jours ! La guitare a été affectée au fil de sa vie par quelques fentes sur la table, restaurées et stabilisées ; son vernis original s’étant délité, elle a été revernie professionnellement également par Alain Quéguiner ; les mécaniques ont été remplacées par un jeu de Waverley dans le style de l’ancien. Telle que nous la trouvons aujourd’hui, cette 00-40H a indéniablement du vécu mais demeure intègre avec ses parties principales, superbement sonore et fonctionnelle – il s’agit en outre d’un modèle haut-de-gamme, quasiment équivalent aux styles 42 et 45 : table en épicéa Adirondack, fond et éclisses dans un splendide palissandre de Rio, touche en ébène ornée d’incrustations en nacre ouvragée, filets en nacre sur le pourtour de la table et de la rosace… Un détail interessant, on note sur la tête de l’instrument à la fois le logo C.F. Martin & Co. apposé en décalcomanie sur la face avant tel qu’il est appliqué depuis 1934 en lettrage doré cerné d’un liserai noir, et sur la face arrière on retrouve le tampon au fer traditionnel C.F. Martin & Co. / Nazareth – selon l’historique établi par Mike Longworh, cet élément est supprimé en 1935 entre les numéros de série #59044 et #61181, cette 00-40H a donc été construite quelques dizaines de numéros seulement avant l’institution de ce changement.
La guitare a été intégralement préparée pour le jeu dans notre atelier, travail comprenant la planimétrie de ses frettes et l’ajustement de son action et de son intonation aux sillets de tête et de chevalet. Vendue dans son étui original, dénoté style B dans le catalogue d’époque.