Favino

Favino

FAVINO

À compter de 1946, les ateliers Favino habillent le bois de musique. Jacques (1920-1999) et son fils Jean-Pierre (1952-) Favino ont marqué l’histoire de la lutherie française dans le domaine de la guitare, instrument qu’ils ont grandement contribué à faire évoluer et rayonner au-delà de nos frontières, notamment avec l’emblématique modèle Jazz Gitan joué de génération en génération dans la sphère du jazz à la Django par la famille Ferré au grand complet, Biréli Lagrène (1966-), Raphaël Faÿs (1959-), Stochelo Rosenberg (1968-), mais aussi adopté par la fine fleur des guitaristes corses ou encore le concertiste, compositeur et improvisateur Michel Gentils.

Dès les années soixante, les vedettes les plus en vue de la variété française ont composé, enregistré et se sont produites au bras d’une Favino, Georges Brassens (1921-1981) en tête, suivi d’Enrico Macias (1938-), d’Hugues Aufray (1929-), de Maxime Le Forestier (1949-), d’Yves Duteil (1949-), etc. Ajoutons à ce florilège tant d’autres professionnels et amateurs de ces belles guitares à la musicalité racée et raffinée dont on reconnait le timbre aux premières notes jouées. 

Or, si aujourd’hui l’artisan Jacques Favino est, à juste titre, célébré pour sa production de guitares type Selmer, dont il est indéniablement l’un des plus remarquables interprètes, sinon le plus raffiné et le plus personnel, il faut rappeler qu’il proposait et fabriquait tous types de guitares. Il répondait aussi à des commandes particulières, pour lesquelles il concevait, dans la limite de leur pertinence, des instruments sur mesure (il concéda tout de même de construire une guitare en forme de cœur inversé !). En un mot, Jacques Favino pratiquait son métier d’artisan luthier en diversifiant sa production. À ce titre, la profusion des horizons musicaux qu’évoquaient les dizaines de photos d’artistes épinglées sur un mur entier de l’atelier parisien du 9, rue de Clignancourt à Paris était particulièrement éloquente : il semble que sur cet impressionnant tableau d’honneur, pas un nom de la variété, du folk, du jazz, du classique, du flamenco du moment ne soit manquant !

Né en 1920 dans le nord de l’Italie, à Trecate, en pays piémontais, Jacques Favino n’arrive en France qu’à l’âge de trois ans. À l’âge de douze ans, en 1932, il obtient son certificat d’études avec la Mention Bien faisant ainsi la fierté de ses parents qui ne sont que manœuvres. Il fait tout d’abord ses armes dans la menuiserie et l’ébénisterie, en apprenant « à l’ancienne », sans pratiquement se servir de machines-outils, dont son patron l’écarte volontairement afin qu’il apprenne les vrais gestes manuels du métier. Puis, dès 1936, le secteur du meuble étant en chute libre et le chômage le guettant, il accepte un poste de manœuvre dans un autre corps de métier plutôt que d’aller pointer dans son secteur d’activité comme demandeur d’emploi.

En 1938, son nouvel employeur lui demande s’il veut travailler dans la mécanique, il devient alors apprenti tourneur pour devenir ouvrier spécialisé sur les machines-outils. En 1939, il se marie et, alors qu’il travaille maintenant pour Motobécane, il est embarqué par les Allemands en octobre 1942 dans le cadre du Service du Travail Obligatoire. Cet épisode semble avoir dégoûté notre futur luthier de la mécanique dont il ne veut plus entendre parler. Il a la chance d’avoir un beau-frère, Gino Papiri, qui connaît très bien un fabricant de guitare qui recherche alors un contremaître. Cet homme, c’est Bortolo Busato (1902-1960), dont Jacques Favino dit : « Il était presque de la famille, il était italien ». Seulement voilà, notre homme n’y entend rien en guitare et lutherie, certes sa formation dans la menuiserie et l’ébénisterie lui garantissent une parfaite aisance dans le travail du bois, mais les instruments de musique – dans le meilleur des cas – ne sont pas des meubles ! Avec raison et humilité, il ne peut envisager de devenir le contremaître, le donneur d’ordre à des ouvriers dont il ne connaît pas le travail, ses tenants et ses aboutissants. Il demande donc à être derrière un établi, afin d’apprendre la fabrication spécifique des guitares. À cette période, rappelons que l’atelier de Bortolo Busato est fraîchement installé dans le XIe arrondissement, au 4, Cité Griset, et qu’elle comporte environ vingt-cinq employés.

C’est en un même temps que la rencontre déterminante avec Jean Chauvet, facteur de violon, va changer réellement sa vie. Celui-ci lui propose de fabriquer des violons. Ainsi, après ses longues journées chez Busato, il le forme jusqu’à des heures avancées de la nuit dans son atelier, installé dans une petite pièce de son appartement de la rue des Moines, dans le XVe arrondissement de Paris. Le violon est un déclic pour Jacques, qui tombe amoureux de ses courbes et de sa légèreté, de sa complexe alchimie. Ayant installé son propre établi au bout de celui de Jean Chauvet, Jacques Favino fabrique son premier violon après seulement trois mois de formation. Son bagage d’ébéniste « à l’ancienne » n’y est sans doute pas pour rien. Chauvet est impressionné, lui à qui il avait fallu trois ans pour sortir un instrument de cette qualité. L’association est née, et six mois plus tard, en octobre 1946, ils se retrouvent artisans à leur compte – non sans une certaine fierté d’être « encartés » dans le métier –.

Passé un an et demi environ, Jacques Favino s’installe avec Chauvet vers 1953-54 au 9, rue Clignancourt dans le IXe. Ils donnent toujours dans le quatuor, ayant même des apprentis sculpteurs pour faire les volutes de contrebasse. La vie suit son cours, Chauvet devient le parrain de son fils, l’entente semble parfaite. Mais pourtant, en 1956, pour une « petite bêtise », une « petite engueulade », pour reprendre les propres termes utilisés postérieurement par Jacques Favino, leur association va prendre fin. La séparation se fait en bonne intelligence. Jacques Favino a alors trente-six ans et le monde de la guitare (sous toutes ses formes) lui tend les bras !

Jacques Favino se lance alors dans la fabrication tous azimuts de guitares, avec des modèles jazz, folk, douze cordes mais pas encore de modèles Selmer à l’horizon ! Ces guitares, Jacques Favino ne les porte pas particulièrement dans son cœur. Déjà, au temps de son partenariat avec Jean Chauvet, ils s’accordaient l’un et l’autre sur la piètre lutherie interne de ces guitares. Ensuite, il a bien fait quelques essais à la demande des Gitans, mais, pour reprendre ses propres mots, « ça ne marchait pas terrible », et il décide alors de ne pas poursuivre dans cette voie. Pourtant, il remet son ouvrage sur le métier à la demande d’Antoine Bonnelli, le guitariste corse – comme il se doit – de Tino Rossi. Le musicien lui demande tout d’abord de remplacer la table endommagée de sa Selmer, puis tout bonnement une copie de celle-ci. In fine, en changeant quelques paramètres dans ses barrages, Jacques Favino est plutôt satisfait de son travail, assurant que la guitare fabriquée pour Bonnelli « sonnait comme un canon » et sans doute mieux qu’à l’origine !

À partir de 1954, ils sont trois à l’atelier avec son beau-frère Gino Papiri et Ugo Terraneo. La fabrication des tables est et restera l’apanage de Jacques Favino, tant le son de la guitare réside dans cette pièce majeure de l’édifice, ainsi que le choix de ses bois, qu’il sélectionne lui-même dans les Vosges et le Doubs. Quant au vernis, autre nerf de la guerre du luthier, Jacques Favino passe du tampon au pistolet en 1956 environ, en même temps que le fera Di Mauro par ailleurs. Quelque temps plus tard, vers 1957-58, le bouche-à-oreille faisant office de publicité resserrée et effective, le jeune Enrico Macias (1938), valeur montante de la chanson française et musicien malouf réputé, commande à son tour son premier modèle type Selmer.

Ce n’est qu’après que les Manouches et Gitans suivront, pour finir d’asseoir la réputation de ces guitares particulières, dont la production s’élève d’après Jacques Favino à quelque cinq cents instruments. Toutes portent une étiquette numérotée, datée et signée de sa main, avec parfois un mot en dédicace pour son commanditaire.

Le premier client bénéficiant d’une certaine notoriété à l’avoir encouragé dans cette voie est Matelo Ferré (1918-1989), qu’il a rencontré aux alentours de 1949 chez Major Conn. Au vu de son travail, celui-ci l’avait alors attendu sur le trottoir, par correction et « discrétion » pour la boutique, afin de lui commander une grosse guitare, une « jumbo-classique avec des cordes en métal », un instrument qui sera volé à Matelo par la suite. Il naît de cette première rencontre une amitié fidèle entre les deux hommes, qui perdure avec les fils Ferré. Suivra ensuite, tout le bottin des artistes français défile au 9, rue de Clignancourt : Georges Brassens, qui utilise les fameux clichés de l’atelier et des détails de ses guitares sur les pochettes de ses disques, Enrico Macias, Henri Salvador, Marie-José Neuville, Barthélémy Rosso, Maxime Le Forestier, qui fait fabriquer une Favino folk douze cordes pour sa copine Joan Baez, tous les manouches et gitans de la période épique et historique, de Joseph Reinhardt à Jacques Montagne, en passant par Maurice « Gros Chien » Ferret, jusqu’aux frères Ferré, sur deux générations.

On se souvient dans le petit milieu du jazz à la Django du passage mémorable dans le documentaire Django Legacy (1989) au 9, rue de Clignancourt, où l’on peut respirer à pleins poumons l’atmosphère douce-amère de gomme-laque de l’atelier et la fraîcheur du bois tout juste coupé sous la lumière bistrée des verrières, au son des Favino de Boulou et Elios. La liste est longue, comme l’avenir des artistes extrêmement talentueux qui ont choisi la sonorité des guitares Favino. Un son reconnaissable entre mille.

En 1978, Jacques Favino se retire progressivement de la profession, sur les conseils d’un ancien client médecin cardiologue qui lui recommande de ménager sa monture s’il veut faire encore un bout de chemin. Il continue à fréquenter naturellement l’atelier et à signer les guitares jusqu’en 1981, pour des raisons de droits à la retraite. Son fils, présent à l’atelier dès 1973, et dont Jacques disait qu’il travaillait encore mieux que lui,  prend ainsi naturellement les rênes de l’atelier de Clignancourt, avant de s’installer en 1990 à Castelbiague, dans le sud de la France, et de développer à son tour ses propres travaux, dans le respect de la tradition.

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